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AEMO, AED : contrôle social des pauvres ?
« Ce corps politique qui impose toujours plus fortement sa marque fait de moins en moins socialement corps. La citoyenneté politique progresse en même temps que régresse la citoyenneté sociale. Ce déchirement de la démocratie est le fait majeur, porteur des plus terribles menaces… La croissance des inégalités est à la fois l’indice et le moteur de ce déchirement ». A l’appui de ce bilan que dresse Pierre ROSANVALLON, Pierre JOXE observe que se met en place une « justice des pauvres ». Il constate que la justice des mineurs concerne à 90% des enfants de familles pauvres. On peut élargir ce propos à la protection sociale de l’enfance. Est-ce à dire que l’AEMO et l’AED ne s’adresseraient finalement qu’aux familles défavorisées avec, en arrière plan, le spectre du contrôle social des « pauvres » qui, depuis les origines-mêmes du travail social, se pose en toile de fond de nos interventions ? A quoi participons-nous ? Comment positionnons-nous nos interventions dans ce face à face avec des familles pauvres certes mais également stigmatisées, disqualifiées ?
Ces questions déjà posées en 1998 dans « L’AEMO au carrefour de ses valeurs », reprises aux assises de Montauban en 2009, méritent qu’on s’y attarde en prenant le temps de cerner les enjeux théoriques mais aussi politiques, philosophiques autant que praxéologiques qu’elles recouvrent.
La protection de l’enfance s’inscrit dans cet écart entre ce qui collectivement apparait nécessaire au regard de l’intérêt de l’enfant et ce que celui-ci vit au quotidien avec ses parents, dans son environnement. Derrière le contrôle social, apparait la question des normes sociales nécessaires pour vivre ensemble, pour faire société, normes qui permettent de définir ce qui est socialement acceptable, de définir le normativement juste. De ce fait, peut-il y avoir une pratique éducative qui ne comporte pas une dimension de normalisation des comportements autant au titre de l’intérêt de l’enfant que de la nécessité sociale du vivre-ensemble ? N’est-il pas nécessaire d’œuvrer au rapprochement des conditions de vie des personnes qualifiées de pauvres ou de précaires avec l’ensemble de la société ? Mais dans ce cas quelle place pour la liberté de chacun dans la détermination de son mode de vie et de ses choix d’éducation ? Comment concilier le travail de production normative et de convergence des conditions de vie, nécessaire à la vie en société avec le respect des pratiques individuelles ?
Nous déclarons dans bon nombre de nos positions que nous considérons les « bénéficiaires » de nos interventions éducatives comme « acteurs » de leur histoire, de leur devenir, de leur changement. Nous œuvrons pour qu’au-delà de la citoyenneté politique qui est posée comme allant de soi pour tout citoyen français, il puisse accéder à une citoyenneté vécue, c’est-à-dire accompagnée des moyens tant matériels que sociaux ou culturels afin de faire entendre leur voix et ainsi peser sur le débat public. Or comme nous le dit P. Rosanvallon, la citoyenneté sociale ne cesse de régresser. Est-ce à dire que les « pauvres », exclus par bien des aspects, ne peuvent faire valoir leurs droits et leur vision de la parentalité y compris dans nos interventions ? Quel regard portons-nous sur ces parents disqualifiés au niveau social, désignés comme incompétents au regard d’un intérêt de l’enfant par ailleurs indéfini ou défini par ceux qui peuvent porter une parole dans l’espace public ?
Comment travaillons-nous les rapports de domination potentiellement sous-jacents lorsqu’il est question de population « pauvre », « exclue » ou, pour reprendre l’évolution du langage des politiques publiques, « vulnérables » ? Quels sont les rapports de pouvoir qui sont à l’œuvre ? Nos modes de relation avec les familles « pauvres » sont-ils les même qu’avec les familles « aisées » ?
Toutes ces questions amènent à réfléchir à nos pratiques, à les repenser, pour qu’elles puissent prendre en compte au mieux ce qui constitue le quotidien des familles. Nos modes d’intervention encore essentiellement centrés sur la relation usager/professionnel qui reste absolument nécessaire et pertinente autant sur un plan clinique qu’éthique, doivent être interrogés au regard de la recherche d’autonomie nécessaire à chacun pour accéder à la pleine citoyenneté. Entre la promotion de ce qu’on appelle maintenant « l’empowerment » et la normalisation des pratiques parentales, le travail avec les familles qualifiées de pauvres interroge nos pratiques et nous oblige aujourd’hui à revenir sur nos référentiels associatifs et professionnels mais aussi sur la manière dont nous les faisons vivre dans chacune de nos interventions. Il s’agit à cet endroit de questions techniques, éthiques et politiques.
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